François Letourneux est ingénieur agronome. Sa vie professionnelle et ses engagements personnels sont voués depuis soixante ans à la protection des milieux naturels, et de tous les êtres vivants, plantes, animaux, qui en font partie. Après avoir animé le réseau des parcs naturels régionaux du Nord-Pas-de-Calais, puis été directeur de la Protection de la nature au ministère de l’Environnement, Il a dirigé 12 ans le Conservatoire du Littoral.
Il est administrateur de la LPO (Ligue pour la protection des oiseaux), de l’OPIE (Office pour les insectes et leur environnement), et, depuis deux ans, du CNPMAI. Il est aussi président de la Fête de la Nature et président d’honneur du comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qu’il a présidé six ans. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Chroniques du vivant, les aventures de la biodiversité, avec Nathalie Fontrel.
Que veut dire aujourd’hui pour toi « protéger la nature » ?
Il y a plus de 15 ans que Philippe Descola nous a invités à nous situer « par-delà nature et culture », et à réfléchir à la globalité du monde vivant. La nature n’est pas un monde extérieur que nous, les humains, serions appelés à dominer, à maîtriser, à posséder…ou à protéger. Nous en faisons partie. Nous sommes dans le monde vivant, comme dans notre village, comme dans notre famille.
La biodiversité ne se limite pas à une collection d’espèces animales et végétales que nous aurions à nommer, à étudier, à collectionner… voire à sauvegarder. C’est surtout un tissu serré de relations entre individus, entre ensembles d’êtres vivants, et entre eux et le sol, le climat, l’océan. Ce sont toutes ces relations qui méritent au premier chef notre attention, notre sollicitude. La disparition prématurée de la Violette de Cry, comme celle du Rhinocéros blanc, sont désolantes. Mais l’intensification agricole, qui est la principale cause de l’effondrement des populations d’insectes, qui entraîne des perturbations de la pollinisation, affame aussi les populations d’oiseaux insectivores, dont les effectifs ont été divisés par deux en Europe en trente ans, alors qu’ils seraient des auxiliaires précieux d’une agriculture moins polluante ! Les pandémies, comme la Covid 19 ou la grippe aviaire, sont aussi l’expression de dysfonctionnements des systèmes naturels : « One Health », comment les humains pourraient-ils être en bonne santé sur une planète malade
Pour essayer d’enrayer cet effritement du tissu vivant de la planète, il demeure utile de créer des parcs, des réserves, d’interdire de porter atteinte aux espèces les plus menacées. Mais c’est très insuffisant. Il faut que toutes les politiques publiques, toutes les pratiques collectives et individuelles soient mobilisées : pour que les sols épuisés soient régénérés, pour qu’il y ait moins de pêche industrielle dans des océans libérés des pollutions, pour que les villes fassent plus de place à la vie végétale, pour que les êtres vivants poussés plus haut, plus loin par le réchauffement ne se heurtent plus aux murailles infranchissables d’autoroutes ou de corridors ferroviaires…ou tout simplement pour que les hérissons puissent passer d’un jardin à l’autre ! Le CNPMAI est très attentif à apporter toute sa contribution au maintien, au développement des capacités de la vie, en bannissant par exemple les apports chimiques et particulièrement les biocides dans toutes ses cultures.
Cette nouvelle relation, pacifiée et respectueuse, au vivant non humain, comment se traduit-elle pour toi dans notre rapport au monde végétal ?
Nous avons de plus en plus conscience de notre communauté avec les animaux. Comme nous ils souffrent, s’expriment, ont des relations sociales. Cela nous rend désormais insupportables certains modes d’élevage particulièrement cruels, les pratiques dévoyées de certains abattoirs. Cela nous conduit par exemple à nous interroger sur les modes de chasse, sur la corrida…
L’anatomie, la physiologie des insectes ou des mollusques en font pour nous des cousins plus éloignés. C’est encore plus vrai des végétaux. Et pourtant, la recherche scientifique met en évidence les capacités des plantes à s’adapter, à faire société, à transmettre des messages. Ces capacités empruntent d’autres chemins que les nôtres, mais elles sont d’une grande richesse. Et puis, les plantes sont engagées dans des relations innombrables avec leur voisinage, dont elles déterminent largement le fonctionnement.
Les êtres vivants non humains sont très différents de nous, très divers entre eux. Il me semble que nous devons construire notre relation avec eux en la fondant sur une réflexion morale. C’est pour des raisons morales que nous en sommes venus par exemple, à considérer que tous les membres de l’espèce humaine méritaient le même respect, avaient droit aux mêmes libertés. Et, en conséquence, à abolir l’esclavage, à condamner toutes les formes du racisme. Nous avons admis aussi que, dans certaines circonstances, la sécurité de la société justifiait qu’on privât de liberté les criminels en les emprisonnant, voire qu’on abattit des terroristes. Mais que, sur chaque situation particulière, nous devions exercer notre capacité de jugement moral
Je pense qu’il en va de même pour notre participation à la société du vivant. Et, s’agissant des plantes, que nous leur devons considération et respect, parce qu’elles sont, elles aussi, membres de cette société. Et pourtant nous sommes des mammifères omnivores, et nous tuons pour nous nourrir des animaux et des plantes. Nous avons aussi à protéger nos biens et nos projets, et nous coupons les ronces et les orties parce qu’elles nous gênent.
Je n’aime pas du tout, moralement, l’utilisation d’herbicides. C’est une arme de destruction massive. Le désherbage manuel, ou mécanique, est infiniment moins brutal, et tout à fait acceptable, mais il mérite aussi un minimum d’interrogation : quelle place tient-il dans notre relation au monde vivant ? Il y a là un passionnant terrain de discussion au CNPMAI. Dans la société du vivant, les complicités des humains avec les plantes médicinales, aromatiques et industrielles sont trop riches et complexes pour qu’on fasse l’économie d’un peu de réflexion morale.
Y a-t-il une plante que tu affectionnes tout particulièrement et pourquoi ?
J’aime beaucoup une plante médicinale et aromatique qui n’est pas encore dans les collections de Milly-la-Forêt. On l’appelle Achillée corne-de-cerf, car ses feuilles ressemblent aux bois des élans. Et, en Maurienne, on dit la Routa (son nom latin est Achillea erba-rota), ou tout simplement la tisane, comme s’il n’y en avait qu’une. Elle pousse dans les pierriers. Son parfum s’apparente à celui des Génépis, mais elle est moins violente en infusions, et donc plus usitée pour cela. Je l’aime aussi parce que je cueille aujourd’hui, près du chalet que j’occupe à 2450m d’altitude, les fleurs que j’y ai repiquées il y a plus de soixante ans.